Penser à voix haute libère l’esprit,
Il distingue trois niveaux : le conscient, le subconscient et l’inconscient. Comme dans la topique freudienne, qu’il pastiche sans lui être le moins du monde fidèle, le niveau conscient représente la surface des choses, ce qui occupe les journaux, les chaînes d’information en continu et l’esprit de la plupart des gens la plupart du temps, ce que l’on croit déterminant, mais ne l’est pas nécessairement. Il correspond à la strate économique et politique de la vie sociale. Notons que, dans mon premier chapitre, plus que de politique, il sera question de la dimension socio-économique. Le niveau subconscient renvoie, lui, à l’éducation. Il est subconscient parce qu’il lui arrive d’affleurer à la surface consciente : chaque parent sait que les études joueront un rôle clé dans le destin social de son enfant. Pour autant, ces questions occupent moins le devant de la scène médiatique et, surtout, les gens ne savent pas, en général, ou ne savent plus, comme ils le savaient au XIXe siècle, que le mouvement de l’éducation définit la dynamique même de l’histoire. Le niveau inconscient, enfin, correspond aux strates les plus profondes, celles de la famille et de la religion. Il obéit à des règles et s’organise selon des structures impossibles à appréhender directement, instinctivement.
Notons que plus on remonte l’échelle des revenus, plus il devient difficile de les évaluer avec exactitude, et le revenu réel des 0,1 % supérieurs, assimilables en gros aux personnes vivant largement des revenus du capital, est une tâche quasi impossible : les meilleurs spécialistes – Camille Landais, par exemple – admettent qu’une bonne partie de leur richesse accumulée s’évapore dans des lieux insaisissables, paradis fiscaux ou autres. L’administration française contribue à ce manque de transparence : alors qu’elle publie le nombre de contribuables par tranche d’impôt sur le revenu, rien de tel pour l’impôt sur la fortune 3. Mais il est vrai que le ministère des Finances fait partie du système nouveau de pouvoir. Bien des inspecteurs des Finances (pas tous) font partie de ces 1 ou 0,1 %, et nous les retrouverons, jeunes à Bercy, mûrs dans les grandes banques ou en politique.
La lecture complexifie la vie intérieure et transforme la personnalité de l’enfant qui la pratique de façon intensive, elle change son rapport au monde.
La proportion de la population qui fait des études supérieures augmente, le niveau de ces études supérieures baisse.
« les diplômés du supérieur gagnent en moyenne 73 % de plus que ceux qui ne sont pas allés au-delà du secondaire. Cet avantage était de 50 % à la fin des années 1970 15»,
Et en France ? Le diplôme permet avant tout d’échapper au chômage. Les chiffres sont évocateurs : le taux de chômage des « sans diplômes » (de niveau certificat d’études primaires ou brevet) s’élève à 17 %, celui des simples titulaires du bac, d’un CAP ou d’un BEP à 10 %, celui des bacs + 2 ou plus à 5,2 % 16. Des écarts considérables, donc, de l’ordre du simple au triple.
Résumons-nous. Le diplôme vaut quelque chose même quand il ne vaut rien. Même dépourvu de contenu intellectuel, il est un titre donnant accès, dans un monde désormais stratifié et économiquement bloqué, à des emplois, des fonctions, des privilèges. Le diplôme est devenu, dans une société où la mobilité sociale a dramatiquement chuté, un titre de noblesse. Il y avait la « noblesse d’État » de Bourdieu, la grande, avec l’ENA en son cœur. L’expansion du nombre des titres nous oblige à concevoir, de plus, une prolifération nobiliaire, équivalent postindustriel d’une inflation de petite noblesse dans une société paysanne stagnante. La lutte pour les titres ne se produit cependant pas dans un vide, elle n’oppose pas des individus sortis de nulle part. Dans un monde qui étouffe économiquement, nous devons analyser finement les affrontements à l’intérieur des catégories privilégiées. L’accès à l’éducation supérieure est devenu l’un des enjeux de la lutte des classes, et je ne pense pas ici à une lutte qui opposerait les enfants de cadres supérieurs aux enfants d’ouvriers. De plus en plus, la lutte voit s’affronter deux groupes en particulier : les enfants de riches et les enfants de profs. Chaque fois que l’on élève les droits d’entrée dans un établissement, on favorise les enfants de riches par rapport aux enfants de profs, qui sont par ailleurs avantagés parce que leurs parents sont constitutifs du système et qu’ils sont particulièrement bien informés des règles du jeu.
Je suis conscient d’avoir forcé le trait dans l’analyse qui précède, sans doute porté par mon admiration pour le dynamisme de Michael Young et mon hostilité instinctive au fixisme de Pierre Bourdieu. Revenant dans la complexité du présent, dans une représentation nuancée de la vie sociale, je dois rappeler que les études supérieures sont un bienfait, qu’il faut apprendre avant de créer et que la majorité des diplômés restent des gens intelligents qui méritent leurs titres, même si souvent, ils sont, comme tant d’autres, conformistes. Il s’agissait ici de saisir à la source quelques nouveautés importantes afin d’anticiper des évolutions paradoxales qui devraient mener la France, dans un futur pas si lointain, à tout autre chose que la stabilité et la paix sociale.
Nous devons être capable de concevoir que, si désormais l’on peut « acheter » un diplôme du supérieur et si le critère de la réussite est, outre l’argent, le conformisme, si des incompétents bénéficient d’un avantage de sélection, symétriquement des compétents (intellectuellement) s’accumulent dans les couches moyennes et inférieures de la structure socio-économique. Et on peut s’attendre à ce qu’à terme ces derniers forment les cadres d’une future révolte. Mais un doute me vient. N’y sommes-nous pas déjà ? Le mouvement des Gilets jaunes s’est finalement montré fort intelligent face à des adversaires énarques qui m’ont semblé très désemparés.
La vieille lutte pour la première place « en fécondité » entre la Mayenne catholique et la Seine-Saint-Denis immigrée est achevée : la Seine Saint-Denis l’a emporté par KO technique.
Ainsi, dans son dernier ouvrage, Jérôme Fourquet donne le chiffre de 18,8 % de nouveau-nés portant un prénom arabo-musulman en 2016 en France (avec des écarts gigantesques, entre les plus de 40 % de prénoms arabo-musulmans de Seine-Saint-Denis et le 0 % du Gers)