« J’ai été frappé tout d’un coup de la qualité essentielle à la formation d’un homme d’art accompli particulièrement en littérature et que Shakespeare possédait à un degré énorme. Je veux dire la capacité négative, celle de demeurer au sein des incertitudes, des mystères, des doutes sans s’acharner à chercher le fait et la raison… »
Considérez la réflexion comme une forme perfectionnée de vision, qui vous permet de mieux voir le monde, et la créativité comme la capacité à étendre cette vision au-delà des limites conventionnelles.
Chercher le « quoi » au lieu du « comment » signifie se focaliser sur la structure : comment les parties s’organisent en un tout. Pour en revenir au livre, peut-être n’arrive-t-il pas à sortir faute de plan, et probablement faute de réflexion, les idées n’ayant pas été mûrement pesées. Ce qui se conçoit mal s’énonce malaisément. L’analyse l’emporte sur la synthèse ; une fois que l’on a conçu un plan clair, l’écriture suit. Dans l’exemple de l’entreprise, il faut revoir l’organigramme, la façon dont les gens communiquent, la rapidité et la souplesse de la transmission d’informations. Si les salariés ne communiquent pas, s’ils ne sont pas au diapason, aucun changement dans les produits ou le marketing n’améliorera les résultats.
Si par exemple, vous vous heurtez à beaucoup de résistance et de revers dans votre profession, tâchez d’y voir quelque chose de positif et de fécond. Ces difficultés vous endurcissent et vous font toucher du doigt les points à corriger. Dans un exercice physique, la résistance est une façon de rendre son corps plus fort ; il en est de même avec l’esprit.
Les inventeurs comme Thomas Edison et Henry Ford pensaient non seulement en termes visuels, mais même en maquettes à trois dimensions. Le génial ingénieur électricien et mécanicien Nikola Tesla était, paraît-il, capable de visualiser dans ses moindres détails une machine et toutes ses pièces, avant de dessiner ce qu’il avait imaginé.
Même si ce mode de pensée ne vous est pas naturel, l’utilisation de schémas et de maquettes pour poursuivre le processus créatif peut être immensément féconde.
Après dix longues années de réflexion ininterrompue sur le problème de la relativité générale, Albert Einstein décida un beau soir de laisser tomber. Il en avait assez. C’était trop pour lui. Il se coucha de bonne heure et, à son réveil, la solution l’attendait. Le compositeur Richard Wagner avait tant travaillé sur son opéra L’or du Rhin qu’il se retrouva complètement bloqué. Désespéré, il partit faire une longue promenade dans les bois, s’allongea et s’endormit. Dans une sorte de rêverie, il se sentit sombrer dans un courant rapide. Le bruit de la cascade formait des accords musicaux. Il se réveilla en sursaut, avec la sensation terrifiante de se noyer. Il rentra chez lui par le plus court chemin et nota les accords entendus dans son rêve, qui imitaient à la perfection le bruit d’une eau vive. Ces accords devinrent l’ouverture de son opéra et le leitmotiv qui y revient sans cesse, un des morceaux les plus stupéfiants jamais composés.
Cet exemple est extrême, mais il prouve quelque chose de fondamental concernant le besoin de tension. Le sentiment que nous disposons de tout le temps voulu pour achever notre œuvre a sur notre esprit un effet débilitant. Notre attention est molle, nos pensées restent vagues. Ce manque d’intensité empêche notre cerveau de passer à la vitesse supérieure. Les connexions ne se font pas. C’est pourquoi vous devez toujours vous fixer des dates butoir, réelles ou artificielles. Quand l’urgence est là, l’esprit se hausse à un tout autre niveau. Les idées se bousculent. Vous ne pouvez vous offrir le luxe de vous plaindre. Chaque journée nouvelle présente un défi pressant et chaque matin, vous vous réveillez avec des idées originales et des associations qui accélèrent vos progrès. Si vous n’avez pas de contraintes, imposez-vous-en. L’inventeur Thomas Edison savait qu’il travaillait mieux dans l’urgence. Il faisait exprès d’annoncer une idée à la presse avant que celle-ci ne soit mûre. Il créait dans le public un sentiment d’attente excitant quant aux possibilités de l’invention qu’il envisageait. S’il abandonnait celle-ci ou laissait trop de temps s’écouler, sa réputation risquait de souffrir : par conséquent, son esprit se mettait à travailler à toute vitesse, et lui fournissait des résultats. Dans ce genre de cas, votre esprit est comme une armée qui a le dos au mur, toute retraite impossible. Les troupes menacées d’extermination se battent avec l’énergie du désespoir.
Rappelons-nous sans cesse que notre savoir est dérisoire et que le monde cache encore beaucoup de mystères.
Choisissez comme but la créativité et non le confort, et vous vous assurerez d’autres succès à l’avenir.
Chaque exercice est unique, tout comme chaque problème et chaque projet. Bâcler ou ressortir de vieilles idées vous garantira un résultat médiocre. Léonard de Vinci connaissait les dangers de l’impatience. Il avait pour devise ostinato rigore, une rigueur obstinée. Pour chaque projet dans lequel il s’engageait – à la fin de sa vie, ils se comptaient par milliers – il se répétait qu’il aborderait chacun avec la même vigueur et la même ténacité. La meilleure façon de contrer l’impatience est de se délecter – jusqu’à un certain point – dans la douleur, comme l’athlète goûte la rudesse de l’entraînement, le dépassement de ses limites et la résistance aux solutions de facilité.
Notre motivation suprême doit être notre œuvre proprement dite, et le processus qui y mène. La célébrité est en vérité une nuisance et une distraction : cette conviction est le seul rempart qui protège des pièges de notre ego.
La souplesse est une qualité qui ne s’entretient pas sans effort. Dès lors que vous êtes enthousiasmé pour une idée, vous aurez du mal à revenir à une attitude plus critique. Si en revanche vous analysez vos résultats avec impartialité, vous perdez votre optimisme et l’amour de ce que vous faites. Pour éviter ces problèmes, il vous faut de la pratique et de l’expérience : quand vous avez, une première fois déjà, écarté des doutes, cela vous est plus facile les fois suivantes. De toute façon, vous devez éviter les perturbations affectives extrêmes et apprendre à pratiquer simultanément l’optimisme et le doute : c’est un équilibre difficile mais dont tous les maîtres ont fait l’expérience.
Nous sommes tous à la recherche d’un contact étroit avec la réalité : les autres, notre époque, le monde naturel, notre tempérament, notre spécificité. Notre culture tend de plus en plus à nous séparer de ces réalités de différentes façons. Nous prenons de l’alcool ou de la drogue, nous pratiquons des sports dangereux ou nous avons des comportements à risques pour nous tirer de la léthargie quotidienne et avoir le sentiment de vivre vraiment. Au bout du compte, la façon la plus puissante et la plus gratifiante de se sentir branché sur la réalité est d’avoir une activité créatrice. Quand nous sommes engagés dans un processus de création, nous nous sentons plus vivants car nous produisons quelque chose au lieu de nous contenter de consommer. Nous sommes les maîtres de la petite réalité que nous créons. En faisant ce travail, nous nous créons nous-mêmes. Même si ce processus est très pénible, le plaisir de créer est si intense que l’on a envie de le renouveler. C’est pourquoi les gens créatifs retournent inlassablement à ce type de comportement, en dépit des angoisses et des doutes que celui-ci génère. C’est la façon qu’a la nature de récompenser nos efforts ; sans récompense, les gens ne se lanceraient jamais dans ce genre d’activité et ce serait une perte irréparable pour l’humanité. Quel que soit votre degré d’engagement dans un processus créatif, ce plaisir sera également le vôtre.
« Ne vous demandez pas pourquoi vous vous posez des questions : ne cessez jamais de vous en poser. Ne vous souciez pas de ne pas avoir toutes les réponses, n’essayez pas d’expliquer ce que vous ne pouvez savoir. La curiosité a sa propre raison d’exister. N’êtes-vous pas en admiration quand vous contemplez les mystères de l’éternité, de la vie, de la merveilleuse structure sous-jacente à la réalité ? Voilà bien le miracle de l’esprit de l’homme : se servir de ses constructions, de ses concepts et de ses formules comme outils pour expliquer ce qu’il voit, sent et touche. Tâchez d’en comprendre un peu plus chaque jour. Ne perdez jamais votre sainte curiosité. »
Quiconque passe dix ans à s’imprégner des techniques et des règles de son domaine, qui les répète, les maîtrise, les explore et les personnalise, trouve nécessairement à exprimer sa voix de façon authentique et donne naissance à une œuvre expressive unique.
Il semblait également que la perception de soi est beaucoup plus subjective et changeante que l’on ne croit. Si l’expérience que nous avons de notre propre corps est quelque chose qui se construit dans le cerveau et peut être bouleversé, alors peut-être notre perception de nous-mêmes est-elle illusoire, créée par nous à notre convenance et sujette à des dysfonctionnements. On sortait du cadre des neurosciences, pour toucher aux confins de la philosophie.
Comme le savait Wilbur, le secret pour construire quelque chose est la répétition. Avec les bicyclettes qu’ils ne cessaient de rafistoler et de bricoler, ce n’est qu’en les enfourchant que l’on a la perception de ce qui fonctionne : grâce à cette méthode, les deux frères avaient conçu un modèle supérieur à tous les autres.
Leur modèle ne dépendait pas d’une technologie supérieure, mais d’un nombre important de vols d’essai dessinant une courbe d’apprentissage. Cette méthode leur révéla des failles qui devaient être résolues et une perception physique du produit impossible à obtenir par voie abstraite.
Il commençait toujours par des esquisses dessinées à la main. La chose était de plus en plus rare à une époque – les années 1980 – où les logiciels 3D dévoraient la conception architecturale. Comme il était ingénieur, Calatrava connaissait les avantages considérables offerts par l’ordinateur pour faire des maquettes virtuelles et calculer la résistance des structures. Mais s’il s’était limité au travail sur ordinateur, il n’aurait pu créer de façon aussi immédiate qu’avec un crayon, un pinceau et une feuille de papier. L’intervention de l’ordinateur supprime la dimension onirique de la création et interdit le contact direct avec l’inconscient. La main et le cerveau présentent une synchronisation réelle et primale, impossible à reproduire sur ordinateur.
En troisième lieu, pour garder toute sa vitalité à ce processus, il ne faut jamais céder à l’autosatisfaction, comme si votre vision initiale représentait le point final. Cultivez une profonde insatisfaction vis-à-vis de votre travail, améliorez continuellement vos idées et restez dans l’incertitude : ne soyez jamais tout à fait sûr de ce que sera l’étape suivante. Cette précarité alimente la créativité et lui garde son tranchant. Chaque résistance, chaque obstacle qui surgit doivent être reçus comme une chance nouvelle d’améliorer votre travail.
En Occident, il existe un mythe en vertu duquel les drogues et la folie peuvent conduire à des éclairs de créativité majeurs. Comment expliquer autrement que Baudelaire ait eu recours au haschich ou Verlaine à l’absinthe ? Leurs œuvres sont si libres et spontanées qu’elles semblent sortir des limites du rationnel. Mais ce cliché est facile à démystifier. Baudelaire n’obtint de sa première cuillerée de confiture verte cannabique qu’une diarrhée et un autoportrait sans intérêt artistique. Il ne renouvela jamais l’expérience. Quant à Verlaine, il était déjà alcoolique avant de toucher à l’absinthe et, pendant son emprisonnement pour tentative d’assassinat, il renonça totalement à ce poison. Comprenons-nous bien. La création d’une œuvre d’art et le développement d’une découverte ou d’une invention exigent beaucoup de discipline, de sang-froid et d’équilibre. Il faut aussi acquérir la maîtrise du domaine concerné. Les drogues et la folie ne peuvent qu’anéantir ces capacités. Ne sombrons pas dans les mythes romantiques sur la créativité : il n’existe pas de panacée qui rende créatif en quelques gorgées ni en quelques bouffées. Quand on étudie la créativité exceptionnelle des maîtres, il ne faut pas oublier les années d’exercice, les répétitions méthodiques, les moments de doute, ni la ténacité dont ces personnes ont fait preuve pour surmonter les obstacles. L’énergie créatrice est le fruit de l’effort, et de rien d’autre.
Le secret pour parvenir à ce degré supérieur de l’intelligence dépend de la qualité des années d’étude que l’on y consacre. Il ne faut pas simplement absorber de l’information ; il faut l’intégrer et la faire nôtre en trouvant des moyens de mettre ce savoir à contribution de façon concrète. Nous cherchons les connexions entre les différents éléments qui ont fait l’objet d’un apprentissage, nous apprenons les lois cachées que nous pouvons percevoir pendant cette phase. Si nous rencontrons des échecs, nous ne les oublions pas vite car ils blessent notre amour-propre. Nous y réfléchissons en profondeur, nous cherchons à comprendre où nous nous sommes trompés, nous nous demandons si nos erreurs suivent un schéma répétitif. En progressant, nous mettons en cause les hypothèses et les conventions admises en cours de route. Puis nous nous mettons à faire des expériences et à prendre de plus en plus d’initiatives. À toutes les étapes conduisant à la maîtrise, nous attaquons avec vigueur. Chaque moment et chaque expérience sont riches de leçons. Nous sommes vigilants en permanence, nous ne nous contentons pas de fonctionner comme des bœufs.
Comme Proust, conservez votre sens du destin, et sentez-vous en permanence connecté à celui-ci. Vous êtes unique et cette unicité a un sens. Vous devez considérer tout échec et toute difficulté comme une épreuve du chemin, comme une graine à planter en vue d’une culture ultérieure, si pour le moment vous ne savez pas comment la faire croître. Pas un instant n’est gâché si vous prêtez attention aux leçons à tirer de chaque expérience. En vous appliquant constamment au sujet qui convient à vos inclinations et en l’attaquant sous de nombreux angles différents, vous enrichissez le sol dans lequel ces graines ont pris racine. Vous pouvez ne pas distinguer ce processus dans le moment présent, mais il est bel et bien en cours. Il ne faut jamais perdre la connexion avec l’œuvre de sa vie, cela permet de prendre inconsciemment les bonnes décisions. Et avec le temps, la maîtrise viendra.
L’intuition, qu’elle soit primitive ou supérieure, est essentiellement nourrie par la mémoire. Quand nous recevons une information, nous la stockons dans les réseaux neuronaux du cerveau. La stabilité et la durabilité de ces réseaux dépendent de la répétition, de l’intensité de l’expérience et de l’intensité de notre attention. Si nous n’écoutons que d’une oreille un cours de vocabulaire en langue étrangère, il y a des chances pour que nous ne mémorisions rien. Mais si nous sommes en immersion dans un pays où l’on parle cette langue, nous entendrons les mêmes mots répétés dans leur contexte ; nous apprendrons à les écouter avec davantage d’attention car nous en avons besoin et la trace dans notre mémoire sera beaucoup plus stable.
Cette intuition supérieure, comme les autres compétences, demande de la pratique et de l’expérience. Initialement, nos intuitions sont si discrètes que nous ne leur accordons guère d’attention et que nous ne leur faisons pas confiance. Tous les maîtres parlent de ce phénomène. Mais avec le temps, ils s’habituent à tenir compte de ces idées qui leur viennent si vite. Ils apprennent à s’appuyer sur elles pour prendre des décisions, et vérifient ainsi leur valeur. Certaines ne les conduisent nulle part, d’autres font surgir des illuminations spectaculaires. Ainsi, les maîtres s’aperçoivent qu’ils peuvent invoquer de plus en plus les intuitions supérieures qui crépitent dans tout leur cerveau. Ayant de plus en plus régulièrement accès à ce niveau de pensée, ils peuvent le fusionner toujours plus profondément avec leur forme cartésienne de raisonnement.
Beaucoup d’entre nous, face à une telle complexité, font preuve a priori d’un subtil découragement. Dans ce milieu surchauffé, de plus en plus de gens sont tentés de décrocher. Ils ont pris goût à leur petit confort ; ils se contentent d’une idée de la réalité de plus en plus simpliste et de modes de pensée conventionnels ; ils sont victimes de formules séduisantes promettant une acquisition rapide et facile de connaissances. Ils perdent le goût de développer des compétences nécessitant du temps et mettant à mal leur vanité ; l’estime de soi peut souffrir dans les étapes précoces de l’apprentissage, où nous nous sentons forcément décalés. Ces individus fulminent contre le monde entier et imputent tous leurs problèmes aux autres ; ils dénichent des prétextes pour se récuser alors qu’en vérité, ils sont incapables d’affronter les défis de la complexité. En simplifiant à outrance leur vie mentale, ils se débranchent de la réalité et neutralisent les pouvoirs développés par le cerveau de l’homme pendant des millions d’années.
Pour accompagner la maîtrise de soi, il faut faire notre possible pour développer notre mémoire, qualité fondamentale dans un environnement dominé par la technologie. Celle-ci augmente la quantité d’informations à notre disposition, mais mine notre capacité à mémoriser. Notre cerveau est à présent déchargé de maintes tâches banales : à quoi bon apprendre par cœur des numéros de téléphone, faire du calcul mental, retenir le plan des villes ? Nous avons pour cela des outils, et des zones entières de notre cerveau se transforment en gelée à force de ne pas être utilisées. Pour aller à contre-courant, nul besoin de consacrer la totalité de notre temps libre à la distraction. Choisissons un violon d’Ingres – jeu, instrument de musique, langue étrangère – qui nous apporte du plaisir et nous offre en outre la possibilité d’entraîner notre mémoire et nos capacités de raisonnement. Ainsi, nous nous préparerons à traiter de vastes quantités d’informations sans angoisse ni surmenage.
L’exercice de ce pouvoir nous distinguera des autres, qui sont dépassés et s’acharnent à simplifier ce qui est foncièrement complexe. Notre temps de réaction diminuera et la pertinence de nos interventions s’améliorera.
Ce qui a convenu à d’autres dans le passé ne leur suffit pas : ils savent qu’en se tassant dans un moule conventionnel, ils étoufferont leur esprit, et que la réalité qu’ils recherchent leur échappera.
Cette révélation nous apparaît pendant une période de tension : l’arrivée d’une échéance, le besoin urgent de résoudre un problème, une crise quelconque. Mais elle peut aussi résulter d’un travail opiniâtre sur un projet. De toute façon, la nécessité est mère de l’invention : ce sont les circonstances qui nous donnent une énergie et une capacité de concentration exceptionnelles.
On a beau aborder avec enthousiasme l’acquisition de nouvelles compétences et connaissances, on comprend vite l’étendue du travail à fournir. Le grand danger est de se laisser submerger par l’ennui, l’impatience, la peur et la confusion. On cesse d’observer et d’apprendre : le processus finit par s’arrêter. Si, en revanche, on gère ses émotions et qu’on laisse le temps faire son œuvre, quelque chose de remarquable commence à se dessiner. À force d’observation et d’imitation, on gagne en clarté, on apprend les règles et on voit comment tout se met ensemble. Avec la pratique, on acquiert l’aisance ; les connaissances de base sont maîtrisées et on est en mesure de relever des défis de plus en plus intéressants. On entrevoit des liens naguère invisibles. On gagne en confiance face aux difficultés et on dépasse ses faiblesses à force de persévérance.
Le processus conduisant à cette forme suprême de pouvoir se décompose en trois niveaux. Le premier est l’apprentissage, le deuxième est le créatif-actif et le troisième est la maîtrise. Dans la première phase, on est comme étranger au domaine, on apprend de son mieux les éléments et règles de base. On n’a qu’une vision partielle du domaine et donc des pouvoirs limités. À la deuxième phase, grâce à la pratique et l’immersion, on voit les rouages du mécanisme et la façon dont ces éléments sont liés entre eux ; on acquiert une compréhension plus profonde du sujet. Cela confère un pouvoir nouveau : la capacité de faire des expériences et de jouer de façon créative avec les éléments concernés. À la troisième phase, on possède un niveau de connaissance, d’expérience et de concentration si profond qu’on a désormais une vision d’ensemble parfaitement claire. On perce à jour le cœur de la vie, aussi bien dans la nature humaine que dans les phénomènes naturels. C’est pourquoi les œuvres d’un maître nous touchent au plus profond : l’artiste saisit l’essence de la réalité. C’est pourquoi le scientifique brillant découvre une loi nouvelle de la physique, et que l’inventeur ou l’entrepreneur produit quelque chose que nul n’avait imaginé avant lui.
Il décida de changer de vie du tout au tout. Il s’installa à Milan et résolut de gagner sa vie de façon différente : il voulait être plus qu’un artiste. Il étudia toutes les techniques artisanales et toutes les sciences qui l’intéressaient : l’architecture, l’ingénierie militaire, l’hydraulique, l’anatomie, la sculpture, etc. Pour les princes et mécènes qui voulaient bien de lui, il pouvait être un conseiller et un artiste, en échange d’émoluments importants. Son esprit travaillait mieux quand il menait de front plusieurs projets, car il créait entre eux différents types de liens.
Le processus de réalisation de l’œuvre de toute une vie comporte trois stades : d’abord, vous devez prendre ou reprendre contact avec vos penchants naturels, le sentiment de votre unicité. Ce premier stade est toujours intérieur. Cherchez dans votre passé les indices de cette petite voix, de cette force latente. Faites taire les bruits intempestifs émanant de vos parents et de vos proches. Détectez les schémas répétitifs sous-jacents, le cœur de votre personnalité qu’il vous faut comprendre de façon aussi profonde que possible. Au second stade, une fois ce lien établi, analysez le chemin de carrière qui est le vôtre ou que vous êtes sur le point de parcourir. Le choix de ce chemin est critique, il exige éventuellement un changement de cap. Élargissez la notion que vous avez du travail. Trop souvent, votre vie est marquée par une fracture : d’un côté, le travail, et de l’autre tout le reste, le plaisir, l’épanouissement, etc. Le travail nous permet de gagner l’argent que nous dépensons pendant l’autre partie de notre vie. Il arrive que même ceux qui aiment leur métier tendent à le séparer du reste de leur existence. C’est une attitude déprimante, étant donné le temps que nous consacrons à travailler. Si nous vivons ce temps comme quelque chose à subir pour atteindre le vrai plaisir, les longues heures consacrées à travailler représentent un gâchis tragique vu la brièveté de notre existence. Il faut considérer le travail comme gratifiant, comme la réponse à notre vocation. Le mot « vocation » vient du latin vocare qui signifie « appeler ». Son utilisation à propos du travail est entrée en usage au premier temps de la chrétienté : certaines personnes étaient appelées à se consacrer à l’Église, c’était leur vocation. Elles la reconnaissaient en entendant la voix de Dieu, qui les choisissait pour telle ou telle fonction. Au fil du temps, le mot s’est laïcisé et s’applique aujourd’hui à tout type de travail ou d’étude convenant aux intérêts d’une personne, surtout en termes de travail manuel. Mais il est temps de revenir à l’origine étymologique du mot, qui est beaucoup plus proche de la maîtrise et de l’idée que l’on peut avoir de l’œuvre d’une vie. La voix que vous entendez dans ce cas n’est pas nécessairement celle de Dieu, mais celle de votre conscience. Elle se dégage de votre individualité. Elle vous dit quel type d’activité convient à votre caractère. Et dans une certaine mesure, elle vous invite à embrasser tel ou tel type de carrière. Votre travail est alors en harmonie profonde avec ce que vous êtes, et non un espace à part de votre vie. Vous prenez conscience de votre vocation. Au troisième stade, vous devez concevoir votre carrière ou votre chemin de vocation davantage comme un itinéraire sinueux que comme une ligne droite. Commencez par choisir un domaine ou un poste qui correspondent à peu près à vos inclinations. Ce poste initial vous donne la place de manœuvrer et la possibilité d’acquérir d’importantes compétences. Abstenez-vous de choisir quelque chose de trop ambitieux : qu’il vous suffise initialement de gagner votre vie et de prendre confiance en vous-même. Une fois sur ce chemin, vous découvrirez des carrefours conduisant soit à un avenir qui vous attire, soit à des activités qui vous laissent de marbre. Adaptez-vous et orientez-vous éventuellement vers un domaine voisin, tout en continuant à apprendre sur vous-même et à développer votre base de compétences. Comme Léonard de Vinci, assimilez ce que vous faites en travaillant pour les autres. En dernier lieu, vous déboucherez sur l’opportunité, le domaine ou le créneau qui conviennent à la perfection. Vous le reconnaîtrez aisément car vous y retrouverez votre émerveillement et votre passion d’enfant. Vous sentirez que vous êtes à votre place et tout le reste s’ajustera en conséquence. Vous apprendrez plus vite et plus en profondeur. Votre qualification professionnelle atteindra un point où vous pourrez revendiquer votre indépendance par rapport au groupe dans lequel vous travaillez, et vous pourrez vous installer à votre compte. Dans un monde où il y a tant d’éléments qui nous échappent ou nous dépassent, vous aurez acquis une forme suprême de pouvoir. Vous choisirez votre style de vie. Étant devenu votre propre maître, vous ne serez plus soumis aux lubies de chefs tyranniques ni de collègues intrigants. Cette insistance sur votre unicité et sur l’œuvre de votre vie peut apparaître comme une illusion poétique sans lien avec la réalité concrète ; en vérité, ce sont des concepts hautement pertinents par les temps qui courent. Désormais, vous ne pouvez plus vous fier à l’État, à l’entreprise, à la famille ou aux amis pour vous aider et vous protéger. Nous vivons dans un environnement mondialisé férocement concurrentiel. Nous devons apprendre à nous développer nous-mêmes. Dans le même temps, le monde grouille de problèmes critiques et d’opportunités que seuls peuvent résoudre des entrepreneurs individuels ou de petits groupes qui pensent de façon indépendante, qui s’adaptent rapidement et qui possèdent un point de vue unique. Vos compétences et votre créativité individuelle seront un avantage.
Une évidence s’impose : il faut choisir les postes et les situations offrant les meilleures possibilités d’apprentissage. La connaissance pratique est un atout suprême qui permet de toucher des dividendes pour les décennies à venir. C’est beaucoup plus important qu’un poste trompeusement lucratif qui ne présente que de faibles opportunités d’apprentissage. On doit relever des défis qui permettent de s’améliorer et de s’endurcir le cuir en jugeant objectivement ce que l’on fait et en quoi on progresse. Il ne faut jamais choisir un apprentissage facile et confortable.
Nous venons de voir le principe qui doit guider nos choix ; réfléchissons à présent aux trois étapes essentielles de l’apprentissage, qui se recouvrent légèrement les unes les autres. Ces étapes sont : l’observation (mode passif), l’acquisition des connaissances (mode pratique) et l’expérimentation (mode actif).
Ce que cela signifie est simple : le langage, oral et écrit, est une invention relativement récente. Bien avant son apparition, nos ancêtres avaient à acquérir des compétences variées : fabrication d’outils, chasse, etc. La façon naturelle d’apprendre, fondée essentiellement sur l’activité des neurones miroirs, était l’observation et l’imitation des autres, et la répétition de leurs actions pendant une durée importante. Notre cerveau est parfaitement adapté à cette forme d’apprentissage.
il s’avère que la meilleure façon d’apprendre, c’est la pratique et la répétition : c’est le processus naturel d’apprentissage.