L’antifragilité dépasse la résistance et la solidité. Ce qui est résistant supporte les chocs et reste pareil ; ce qui est antifragile s’améliore.
comme les parents excessivement et obsessionnellement protecteurs, ceux qui essaient de nous aider sont souvent ceux qui nous font le plus de mal.
Alors qu’autrefois les personnes de haut rang étaient celles, et seulement celles, qui couraient des risques, et subissaient les inconvénients de leurs actes, et les héros ceux qui le faisaient pour l’amour des autres, c’est l’inverse exact qui a lieu aujourd’hui. Nous assistons à l’essor d’une nouvelle classe d’antihéros, bureaucrates, banquiers, membres de l’IAND (International Association of Name Droppers1) qui participent au Forum de Davos, et universitaires ayant un trop grand pouvoir, sans véritable inconvénient ni responsabilité. Ils mettent le système en jeu tandis que les citoyens paient la note.
Puisque la parfaite robustesse est inatteignable, il nous faut un mécanisme grâce auquel le système se régénère sans cesse en tirant profit d’événements fortuits, de chocs imprévisibles, du stress et de la volatilité, plutôt qu’en les subissant.
On peut aisément dire que sa grand-mère est plus fragile que soi quand la température change brusquement, que telle dictature militaire est plus fragile que la Suisse en cas de bouleversement politique, que telle banque est plus fragile qu’une autre en cas de crise, ou qu’un immeuble moderne mal construit est plus fragile que la cathédrale de Chartres en cas de tremblement de terre. Et, surtout, on peut même prédire lequel résistera le plus longtemps.
Bref, le « fragilista » (médecin, économiste, planificateur social) est quelqu’un qui vous incite à vous engager dans des politiques et des actions, toutes artificielles, où les profits sont faibles et visibles, et les effets secondaires potentiellement graves et invisibles. Il y a le « fragilista » médecin, qui intervient à l’excès en refusant d’admettre l’aptitude naturelle qu’a le corps à guérir, et qui vous fournit un traitement aux effets secondaires potentiellement graves ; le « fragilista » décisionnaire (l’interventionniste et le planificateur social), qui prend l’économie pour une machine à laver ayant sans cesse besoin d’être réparée (par lui), et qui fait tout sauter ; le « fragilista » psychiatre, qui traite les enfants avec des médicaments pour « améliorer » leur vie intellectuelle et émotive ; le « fragilista » financier, qui incite les gens à utiliser des modèles de « risque » qui détruisent le système bancaire (et qui les réutilise par la suite) ; le « fragilista » militaire, qui embrouille des systèmes complexes ; le « fragilista » prévisionniste, qui vous fait prendre plus de risques ; et beaucoup d’autres
Moins, c’est mieux, et c’est en général plus efficace.
on n’atteint pas si simplement à la simplicité. Steve Jobs considérait qu’« il vous faut travailler dur pour arriver à nettoyer votre pensée et faire que ce soit simple ».
aucune compétence pour la comprendre, mais de la maîtrise pour l’écrire.
Si tu es témoin d’une escroquerie et que tu ne la dénonces pas, tu es toi-même un escroc. De même qu’il est aussi déplorable d’être aimable avec quelqu’un d’arrogant que de traiter avec arrogance quelqu’un d’aimable, se montrer conciliant envers une personne qui commet un acte infâme revient à lui pardonner.
Mais pour l’amour de l’authenticité et pour éviter le carriérisme (la dévalorisation du savoir par sa transformation en sport de compétition), je m’interdis de publier quoi que ce soit en dehors de ces notes.
En tant que membre de la minorité chrétienne du Proche-Orient, je peux certifier que le commerce, et le petit commerce en particulier, est la porte ouverte à la tolérance – l’unique porte, à mon avis, à toutes formes de tolérance. Cela dépasse les rationalisations et les cours magistraux. Comme lorsqu’on touche à l’antifragile, les erreurs sont minimes et vite oubliées.
Le commerce, les affaires, les souks du Levant (quoiqu’il ne s’agisse pas de marchés, ni de sociétés à grande échelle) sont des activités et des endroits où les gens se montrent sous leur meilleur jour, et qui rendent la plupart d’entre eux indulgents, honnêtes, affectueux, confiants et ouverts d’esprit. En tant que membre de la minorité chrétienne du Proche-Orient, je peux certifier que le commerce, et le petit commerce en particulier, est la porte ouverte à la tolérance – l’unique porte, à mon avis, à toutes formes de tolérance. Cela dépasse les rationalisations et les cours magistraux. Comme lorsqu’on touche à l’antifragile, les erreurs sont minimes et vite oubliées.
D’après mon expérience personnelle, l’argent et les transactions purifient les rapports ; les idées et les questions abstraites telles que la « reconnaissance » et le « mérite » les pervertissent en créant une ambiance de rivalité permanente. Le commerce, les affaires, les souks du Levant (quoiqu’il ne s’agisse pas de marchés, ni de sociétés à grande échelle) sont des activités et des endroits où les gens se montrent sous leur meilleur jour, et qui rendent la plupart d’entre eux indulgents, honnêtes, affectueux, confiants et ouverts d’esprit. En tant que membre de la minorité chrétienne du Proche-Orient, je peux certifier que le commerce, et le petit commerce en particulier, est la porte ouverte à la tolérance – l’unique porte, à mon avis, à toutes formes de tolérance. Cela dépasse les rationalisations et les cours magistraux. Comme lorsqu’on touche à l’antifragile, les erreurs sont minimes et vite oubliées.
De plus, l’essai est le pôle opposé du manuel scolaire : les méditations autobiographiques s’y mêlent à des paraboles et s’enrichissent de nouvelles recherches philosophiques et scientifiques. Si j’écris sur la probabilité, c’est avec toute mon âme et toute mon expérience dans le domaine de la prise de risques ; j’écris avec mes stigmates, c’est pourquoi ma pensée est inséparable de mon autobiographie. La forme de l’essai personnel est idéale pour le thème de l’incertitude.
Dans la mythologie grecque, l’Hydre était une créature fabuleuse en forme de serpent qui vivait dans le lac de Lerne, près d’Argos, et était pourvue de nombreuses têtes. Chaque fois que l’on en tranchait une, deux autres repoussaient. Elle aimait donc qu’on lui fasse du mal. L’Hydre représente l’antifragilité.
Comment peut-on innover ? Tout d’abord en s’attirant des ennuis. J’entends des ennuis sérieux, mais pas sans issue. J’estime – cela dépasse l’hypothèse, c’est plutôt une conviction – que l’innovation et le perfectionnement sont déclenchés par des situations initiales de nécessité, avant de suivre des voies qui vont bien au-delà de la satisfaction de cette nécessité (à commencer par les effets secondaires non intentionnels d’une première invention, ou d’une tentative d’invention). Il existe naturellement des pensées classiques sur le sujet, et même un adage latin selon lequel la faim engendre le perfectionnement (artificia docuit fames). On trouve cette idée partout dans la littérature classique : chez Ovide1, « Souvent le génie est éveillé par le malheur » (Ingenium mala saepe movent), que l’on pourrait traduire, dans l’anglais de Brooklyn, par « When life gives you a lemon… » (« Quand la vie vous joue un tour de cochon… »). L’excès d’énergie que libère une réaction démesurée à des coups durs est à l’origine de l’innovation.
« la nécessité est la mère de l’invention ».
On prétend que les meilleurs chevaux de course perdent quand ils entrent en compétition avec des chevaux plus lents, et qu’ils gagnent face à de meilleurs concurrents. La sous-compensation due à une absence de stress, le contraire de l’hormèse, l’absence de défi, dégrade les meilleurs. Comme le dit Baudelaire dans son poème L’Albatros4, « Ses ailes de géant l’empêchent de marcher » :
Si vous êtes épuisé après un vol intercontinental, allez faire des exercices dans une salle de sport au lieu de vous reposer. On connaît l’astuce qui consiste, quand on a besoin que quelque chose soit fait en urgence, à confier la tâche à l’employé le plus occupé (ou au second plus occupé) du bureau. La plupart des êtres humains s’arrangent pour gaspiller leur temps libre, parce que le temps libre les rend dysfonctionnels, paresseux et démotivés : plus ils sont occupés, plus ils prennent une part active à leurs autres besognes.
Certains essaient d’envoyer leurs auteurs dans des « écoles d’élocution » : la première fois qu’on me l’a proposé, je suis sorti, résolu à changer d’éditeur sur-le-champ. Je préfère murmurer plutôt que crier. Mieux vaut être légèrement inaudible, et moins clair. Quand j’opérais sur le parquet de la Bourse (parmi tous ces fous réunis dans une arène bondée où l’on vend et achète sans relâche des titres à la criée), j’ai appris que le bruit que faisait quelqu’un est inversement proportionnel à son ordre de préséance : comme les chefs de la mafia, les traders les plus puissants étaient ceux que l’on entendait le moins. On devrait avoir assez de sang-froid pour obliger les gens à s’efforcer d’écouter, ce qui les conduit automatiquement à faire un gros effort intellectuel. Ce paradoxe de l’attention a été un peu étudié, et l’on a prouvé empiriquement l’effet de la disfluence. L’effort intellectuel nous pousse à passer la vitesse supérieure et à mettre en œuvre des mécanismes cérébraux plus vigoureux et plus analytiques5. Le gourou en management Peter Drucker et le psychanalyste Jacques Lacan, deux hommes qui, en leur temps, ont hypnotisé le plus leur public dans leurs domaines respectifs, étaient les antithèses du brillant conférencier qui en met plein la vue ou du présentateur de télévision qui a appris à bien prononcer les consonnes.
L’information est antifragile ; elle se nourrit davantage des tentatives de lui porter préjudice que des efforts que l’on fait pour la promouvoir. Il suffit par exemple de s’évertuer à défendre sa réputation pour la ruiner. Les astucieux Vénitiens savaient comment répandre une information en la camouflant en secret.
Balzac raconte comment les actrices payaient les journalistes (souvent en nature) pour qu’ils leur écrivent des critiques favorables ; mais les plus rusées leur faisaient écrire des commentaires défavorables, sachant que ça les rendraient plus intéressantes.
Presque aucun scandale ne fait de tort à un artiste ou à un écrivain
À quelques exceptions près, ceux qui s’habillent outrageusement ont une réputation robuste, voire antifragile ; les types impeccables et bien rasés, qui portent un costume et une cravate, sont fragiles quant à l’information qui les concerne.
Voilà pourquoi je maintiens une position radicalement opposée à l’endettement des gouvernements, en tant que partisan inconditionnel de ce que l’on nomme le conservatisme fiscal. Quand on n’a pas de dettes, on se moque de sa réputation dans les cercles économiques, et d’une manière ou d’une autre, c’est seulement quand on se moque de sa réputation qu’on a tendance à en avoir une bonne. Comme dans le domaine de la séduction, on prête le plus à ceux qui en ont le moins besoin.
Les engins artificiels, mécaniques, industriels et fabriqués par l’homme, dont les réactions sont simples, sont compliqués mais non « complexes », parce qu’ils ne sont pas interdépendants.
Nos antifragilités répondent à des conditions. La fréquence des contraintes a une certaine importance. Les êtres humains semblent se porter mieux quand ils sont soumis à des stress intenses plutôt qu’à des pressions chroniques, en particulier lorsque les premiers sont suivis d’un long temps de récupération, qui permet aux pressions d’exercer leur rôle de messagers. S’il m’arrive par exemple d’avoir un choc émotionnel d’une grande intensité en voyant surgir un serpent du clavier de mon ordinateur ou un vampire entrer dans mon bureau, et que ce choc soit suivi d’un moment de réconfort (avec de la camomille et de la musique baroque) assez long pour que je me remette de mon émotion, ce choc me sera salutaire à condition bien sûr que je parvienne à triompher du serpent ou du vampire en question à l’issue d’un combat difficile et, j’espère, héroïque, et qu’on me prenne en photo à côté du prédateur terrassé. Un tel stress est bien plus sain que la pression modérée mais ininterrompue qu’exercent un patron, un emprunt à rembourser, des impôts à payer, le sentiment de culpabilité qu’on éprouve à remettre au lendemain sa déclaration de revenus, la tension d’un examen, les corvées, les emails auxquels il faut répondre, les formulaires à remplir, les déplacements quotidiens en transport en commun, tout ce qui vous donne l’impression d’être pris au piège de la vie.
Une autre vertu des pressions tient au fait qu’elles nous permettent d’acquérir une langue vivante : je ne connais personne qui ait appris sa langue maternelle dans un manuel, en commençant par la grammaire et en appliquant systématiquement, à raison de deux examens par trimestre, son vocabulaire aux règles qu’il a acquises. On apprend le mieux une langue dans les situations difficiles, à force de faire des erreurs, quand il faut communiquer dans des circonstances plus ou moins éprouvantes, en particulier pour exprimer des besoins urgents (physiques, par exemple, comme les conséquences d’un dîner dans un pays tropical). On apprend ainsi de nouveaux mots sans faire des efforts d’abruti, mais plutôt en faisant un autre type d’effort : celui de communiquer, essentiellement parce qu’on est forcé de lire dans les pensées de son interlocuteur, et de suspendre sa crainte de faire des fautes.
En écrivant ces lignes, j’essaie personnellement d’éviter la tyrannie d’un plan précis et explicite en puisant dans une source obscure au fond de moi-même qui me réserve des surprises. Écrire n’en vaut la peine que si cela nous donne le frisson de l’aventure, voilà pourquoi j’aime écrire des livres et déteste la camisole de force de l’article d’opinion. Et il est à noter que ce que l’auteur s’ennuie à écrire ennuie le lecteur.
Prenons un autre exemple dans le monde des affaires. Les restaurants sont fragiles ; ils se font concurrence, mais l’ensemble des restaurants d’un même quartier est antifragile pour cette raison même. Si les restaurants avaient été individuellement robustes, et dès lors immortels, l’activité globale aurait été soit stagnante, soit faible, et elle n’aurait rien fourni de mieux que de la nourriture de cafétéria, et dans le style de l’ex-URSS par-dessus le marché. En outre, elle aurait été gâtée par des pénuries du système, et, de temps à autre, par une crise générale et un renflouement de la part du gouvernement. Toute cette qualité, cette stabilité et cette fiabilité sont dues à la fragilité du restaurant en tant que tel.
les bénéfices des erreurs sont souvent accordés aux autres, au collectif, comme si les individus étaient conçus pour faire des erreurs pour le bien général et non le leur.
De fait, l’aspect le plus intéressant de l’évolution est qu’elle ne fonctionne qu’à cause de son antifragilité : elle raffole des contraintes, du hasard, de l’incertitude et du désordre : alors que les organismes individuels sont relativement fragiles, la génétique profite des chocs pour accroître ses aptitudes.
Envisagez cela au point de vue économique ou politique. Si la nature dirigeait l’économie, elle ne renflouerait pas sans cesse ses sujets pour les faire vivre éternellement. Et elle ne posséderait pas non plus d’administrations permanentes, ni de centres de prévision qui essaient d’être plus malins que le futur : elle ne laisserait pas les rois de l’arnaque du bureau de la gestion et du budget des États-Unis commettre de telles erreurs d’arrogance épistémique.
Même lorsqu’une espèce entière s’éteint à la suite d’un cataclysme, ce n’est pas grave, cela fait partie du jeu. L’évolution est toujours à l’œuvre puisque les espèces qui survivent sont plus fortes et prennent la relève des dinosaures disparus : l’évolution n’est pas une question d’espèces ; elle est au service de la nature tout entière.
Pour mieux saisir comment des familles d’organismes apprécient le mal qu’on leur fait pour évoluer (jusqu’à un certain point, encore une fois), mais non les organismes pris individuellement, songez au phénomène de la résistance aux antibiotiques. Plus on s’efforce de nuire aux bactéries, plus fortes seront les survivantes, à moins que l’on ne parvienne à les supprimer complètement. Et il en va de même pour la thérapie contre le cancer : bien souvent les cellules cancéreuses qui parviennent à survivre à la toxicité de la chimiothérapie et à la radiothérapie se reproduisent plus vite et remplissent le vide qu’ont laissé les cellules plus faibles.
Simplifions les rapports entre la fragilité, les erreurs et l’antifragilité de la manière suivante. Quand on est fragile, on dépend d’éléments qui respectent exactement l’itinéraire planifié, avec le moins possible de déviations, les déviations étant plus nuisibles que salutaires. C’est pourquoi ce qui est fragile doit adopter une démarche très prévisionnelle et, inversement, les systèmes prévisionnels génèrent de la fragilité. Si l’on désire des déviations, et que l’on se moque de l’éventuelle dispersion de résultats que l’avenir nous réserve, puisque la plupart seront profitables, c’est qu’on est antifragile.
L’histoire du Titanic illustre la différence entre le bien dont bénéficie un système et le mal que subissent certaines de ses parties individuelles.
Les artisans comme, mettons, les chauffeurs de taxi, les prostituées (un très, très vieux métier), les charpentiers, les plombiers, les tailleurs et les dentistes ont des revenus plutôt instables, mais ils sont assez robustes pour faire face à un Cygne Noir professionnel mineur, qui tarit brusquement leur source de revenus. Leurs risques sont visibles. Ce n’est pas le cas des salariés, qui ne connaissent pas la volatilité, mais peuvent avoir la surprise de voir leurs revenus réduits à zéro après un coup de fil du Service du personnel. Les risques des salariés sont dissimulés. Grâce à la volatilité, ces professions artisanales recèlent un peu d’antifragilité : de légères fluctuations les obligent à s’adapter et à changer sans cesse en apprenant de leur environnement, comme si elles étaient continuellement soumises à une source de stress pour rester en forme.
Et George est libre d’exercer son métier jusqu’à ce qu’il en ait assez (de nombreux chauffeurs de taxi londoniens sont encore en service à plus de quatre-vingts ans, pour tuer le temps), puisqu’il est son propre patron, contrairement à son frère, qui n’a aucune chance d’être embauché au-delà de cinquante ans.
Ainsi nous avons peur, hélas, du second type de variabilité, et nous fragilisons naïvement les systèmes – ou empêchons leur antifragilité – en les protégeant. Autrement dit, et il n’est pas inutile de le répéter chaque fois que cela s’applique, le soin qu’on met à éviter les légères erreurs aggrave les erreurs plus sérieuses.
L’État abstrait pose un autre problème, un problème d’ordre psychologique. Nous autres, humains, méprisons ce qui n’est pas concret. Nous sommes plus facilement perturbés par un bébé qui pleure que par des milliers de personnes qui meurent ailleurs sans parvenir néanmoins à atteindre notre salon par le poste de télévision. Le bébé en larmes est une tragédie ; la mort collective à distance une statistique. Notre énergie émotive n’est pas sensible à la probabilité. Les médias ne font qu’empirer nos réactions puisqu’ils tablent sur notre goût pour les anecdotes et notre soif du sensationnel, créant de la sorte de grandes injustices. De nos jours, une personne dans le monde meurt du diabète toutes les sept secondes, mais les bulletins d’informations ne peuvent évoquer que les victimes d’ouragans, dont les maisons sont emportées par le vent.
Autre aspect de la Suisse : il s’agit sans doute du pays le plus prospère de l’histoire, bien que le niveau de ses diplômés à l’université ait toujours été traditionnellement bas comparé aux autres nations développées (mais ne l’est malheureusement plus). Son système, jusque dans le domaine bancaire à l’époque où j’en faisais partie, était fondé sur des modèles d’apprentissage, plutôt professionnels que théoriques. Autrement dit, sur la tekhnê (« l’art, le métier, le savoir-faire ») et non sur l’épistémè (« les connaissances livresques, les concepts »).
Fluctuat nec mergitur (« Il fluctue, ou flotte, mais ne sombre pas »),
Si l’on place un âne aussi affamé qu’assoiffé à égale distance de sa ration d’avoine et d’un seau d’eau, il mourra inévitablement de faim et de soif. Mais il peut être sauvé par un simple coup de coude aléatoire d’un côté ou de l’autre. Cette métaphore s’appelle le paradoxe de l’âne de Buridan, du nom du philosophe scolastique Jean Buridan qui, entre autres théories fort compliquées, conçut cette expérience. Quand certains systèmes sont bloqués dans une impasse dangereuse, le hasard, et le hasard seulement, peut les débloquer et les libérer. Comme l’illustre l’exemple de l’âne, l’absence de facteurs aléatoires équivaut à une mort assurée.
Nous avons vu que l’absence de feu permet à des matériaux hautement inflammables de s’accumuler. Les gens sont choqués et outragés quand je leur dis que l’absence de volatilité politique, et même la guerre, permet à des matériaux et à des mouvements explosifs sous-jacents de s’accumuler.
qu’on renforce les arbres en les taillant.
Rechercher la stabilité en voulant créer de la stabilité (et en oubliant l’étape suivante), tel a été le grand jeu de dupes des politiques économiques et étrangères. La liste est tristement longue. Prenez des gouvernements corrompus comme le gouvernement égyptien avant les émeutes de 2011, gouvernement que les États-Unis ont soutenu pendant quarante ans pour « éviter le désordre », avec comme principal effet secondaire la constitution d’un clan de pillards privilégiés qui s’appuyaient sur les superpuissances, exactement comme ces banquiers qui, bénéficiant d’un statut « trop élevé pour manquer à leurs engagements », escroquent les contribuables et s’octroient de grosses primes.
Nous sommes en train d’entrer dans une phase de modernité caractérisée par le lobbyiste, la société à responsabilité très limitée, le MBA, les problèmes de dupes, la laïcisation (ou plutôt la réinvention de nouvelles valeurs sacrées comme les drapeaux à la place des autels), le percepteur, la crainte du patron, les week-ends passés dans des lieux captivants et la semaine de travail dans un lieu soi-disant moins captivant, la séparation du « travail » et des « loisirs » (même si quelqu’un qui proviendrait d’une période plus sage n’y verrait aucune différence), le régime de retraite, les intellectuels raisonneurs qui se trouveraient en désaccord avec cette définition de la modernité, la pensée sans imagination, l’inférence inductive, la philosophie des sciences, l’invention des sciences sociales, les surfaces lisses et les architectes égocentriques. On a transféré la violence des individus aux États. Et de même pour l’indiscipline financière. Au cœur de tout cela se situe le déni de l’antifragilité.
N’oubliez pas qu’il faut un nom pour désigner la couleur bleue quand on élabore un récit, ce qui n’est pas nécessaire à l’action : le penseur à qui un mot signifiant « bleu » fait défaut est désavantagé ; mais pas l’homme d’action. (Il est difficile de faire comprendre à des intellectuels la supériorité intellectuelle de la pratique.)
N’oubliez pas que toute attaque contre un système antifragile se retourne contre vous. Les hackers, par exemple, renforcent les systèmes. Ou, comme dans le cas d’Ayn Rand, les critiques véhémentes et obsessionnelles favorisent la diffusion d’un livre. L’incompétence est à double tranchant. Dans le film de Mel Brooks, Les Producteurs, deux hommes de théâtre new-yorkais s’attirent des ennuis avec un spectacle à succès alors qu’ils s’attendaient à un four. Ils ont vendu les mêmes parts pour multiplier le nombre d’investisseurs dans une comédie musicale de Broadway, en se disant que si le spectacle ne marche pas, ils garderont les fonds excédentaires, leur plan ne pouvant être découvert si les investisseurs n’en ont pas pour leur argent. Le problème, c’est qu’ils font de tels efforts pour trouver la pire comédie musicale – qui s’intitule Un printemps pour Hitler – et la mettent si mal en scène qu’elle fait un tabac. Débarrassés de leurs préjugés habituels, ils réussissent à produire un spectacle captivant. J’ai moi-même été témoin d’un phénomène tout aussi ironique quand j’étais trader : un de mes collègues était si déçu par son bonus de fin d’année qu’il s’est mis à faire d’énormes paris avec le portefeuille de son employeur, ce qui lui a fait gagner des sommes considérables, beaucoup plus que s’il avait cherché à les gagner délibérément.
L’interventionnisme naïf se propage aisément d’une profession à l’autre. Comme dans le cas de l’amygdalectomie, si vous remettez un article à un secrétaire de rédaction traditionnel, il vous proposera un certain nombre de mises au point, mettons cinq modifications par page environ. Acceptez ses « corrections » et donnez votre texte à un autre secrétaire de rédaction qui a tendance à intervenir dans les mêmes proportions (les secrétaires de rédaction n’interviennent pas tous de la même manière) et vous constaterez qu’il vous suggérera un nombre équivalent de modifications, proposant parfois le contraire de son prédécesseur. Adressez-vous à un troisième secrétaire de rédaction : même processus. Au demeurant, ceux qui interviennent excessivement quelque part interviennent en général trop peu ailleurs, et la mise au point rédactionnelle en est une parfaite illustration. Tout au long de ma carrière d’écrivain, j’ai remarqué que les rédacteurs qui font du zèle ont tendance à négliger les véritables bévues (et réciproquement).
Le véritable héros dans le monde du Cygne Noir, c’est celui qui empêche une catastrophe et, naturellement, comme la catastrophe n’a pas lieu, il n’en obtient aucune reconnaissance, ni gratification.
Je choisis d’ailleurs de rédiger les parties de ce livre par le biais de la procrastination. Si je reporte la rédaction d’une partie, c’est qu’elle doit être éliminée. Mon éthique est simple : pourquoi devrais-je essayer de tromper des lecteurs en écrivant sur un sujet pour lequel je n’éprouve aucun élan naturel
Je choisis d’ailleurs de rédiger les parties de ce livre par le biais de la procrastination. Si je reporte la rédaction d’une partie, c’est qu’elle doit être éliminée. Mon éthique est simple : pourquoi devrais-je essayer de tromper des lecteurs en écrivant sur un sujet pour lequel je n’éprouve aucun élan naturel4 ?
Plus on observe fréquemment des données, plus on est disproportionnellement exposé au bruit (plutôt qu’à l’élément important : le signal), et plus le rapport bruit sur signal sera dès lors élevé.
Songez aux effets iatrogènes des journaux. Il leur faut remplir leurs pages tous les jours avec quantité d’actualités, à commencer par celles dont parlent également les journaux concurrents. Pour bien faire les choses, ils devraient plutôt apprendre à se taire en l’absence d’informations significatives. Les journaux ne devraient pas excéder une longueur de deux lignes certains jours, et compter deux cents pages d’autres jours, proportionnellement à l’intensité du signal. Mais comme ils veulent bien sûr gagner de l’argent, il leur faut nous vendre de la camelote. Et toute camelote a des effets iatrogènes.
La meilleure solution revient à considérer uniquement les très grands changements de données ou de conditions, jamais les moindres.
En médecine, nous découvrons à présent les vertus curatives du jeûne, en tant qu’il permet de nous épargner les poussées hormonales associées à l’ingestion de la nourriture. Les hormones transmettent des informations aux différentes parties de notre système, et s’il y en a trop, notre métabolisme est perturbé. Ici aussi, comme dans le cas de la réception de nouvelles à une fréquence trop élevée, une trop grande quantité d’informations devient nocive : les actualités et le sucre perturbent notre système de la même manière.
Une histoire buissonnière de la France de Graham Robb,
En dépit de leur mauvaise presse, certains membres de l’industrie nucléaire semblent compter parmi les rares à avoir compris l’objet visé et à l’avoir poussé vers sa conséquence logique. Dans le prolongement du désastre de Fukushima, au lieu de prévoir une défaillance et les probabilités d’un désastre, ces ingénieuses entreprises nucléaires sont désormais conscientes qu’elles feraient mieux de se concentrer plutôt sur l’exposition à la panne, rendant du même coup les prédictions ou les non prédictions de défaillance hors de propos. Cette nouvelle approche les a conduites à construire des réacteurs d’assez petites dimensions et à les enfoncer assez profondément dans la terre, avec suffisamment de strates de protection autour d’eux, pour qu’une défaillance ne nous nuise guère, au cas où il y en aurait une : un dispositif coûteux, certes, mais tout de même mieux que rien.
Et la phrase-clef qui résonne à travers l’œuvre de Sénèque est nihil perditi, « Je n’ai rien perdu », après un événement défavorable1. Le stoïcisme vous fait désirer le défi d’un désastre.
Le succès entraîne une asymétrie car on a dès lors beaucoup plus à perdre qu’à gagner. C’est pourquoi on devient fragile.
Sénèque avait compris que dès que nous possédons quelque chose, nous commençons à nous préoccuper des inconvénients qui en découlent, comme s’il s’agissait d’une punition puisque nous en dépendons.
La méthode pratique de Sénèque pour riposter à ce type de fragilité consistait à accomplir des exercices mentaux pour faire son deuil de ses biens matériels, en sorte que si la perte avait lieu, elle ne lui était pas cuisante : une manière d’arracher sa liberté aux circonstances. Cela revient à signer un contrat d’assurance contre les pertes. Souvent, par exemple, Sénèque partait en voyage avec quasiment les mêmes effets personnels que s’il avait fait naufrage, à savoir une couverture pour dormir par terre, car les auberges étaient rares à l’époque (bien qu’il me faille préciser, pour resituer les choses dans le contexte de l’époque, qu’« un ou deux esclaves seulement » l’accompagnaient).
le sage stoïcien moderne est quelqu’un qui transforme la peur en prudence, la douleur en information, les erreurs en une initiation, et le désir en entreprise.
Sénèque nous fournit aussi un catalogue d’actions sociales, nous incitant à investir dans les bonnes actions. On peut nous priver de nos biens matériels, mais pas de nos bonnes actions ni de nos actes vertueux.
« La comptabilité des bienfaits est simple ; elle ne comporte que des dépenses ; s’il y a retour, c’est un pur bénéfice ; s’il n’y a pas de retour, il n’y a pas de perte, puisque j’ai donné pour l’amour du don. »
Le colis antifragile, en revanche, a plus à gagner qu’à perdre si on le secoue. Il suffit de faire le simple test suivant : si je n’ai « rien à perdre », c’est tout bénéfice, je suis antifragile.
La fragilité implique qu’on a plus à perdre qu’à gagner, ce qui équivaut à plus d’inconvénients que d’avantages, et donc à une asymétrie (défavorable) et L’antifragilité implique qu’on a plus à gagner qu’à perdre, ce qui équivaut à plus d’avantages que d’inconvénients, et donc à une asymétrie (favorable)
On est antifragile par rapport à une source de volatilité si les profits potentiels dépassent les pertes potentielles (et réciproquement).
Le premier pas vers l’antifragilité consiste à réduire avant tout les inconvénients plutôt qu’à augmenter les avantages, c’est-à-dire à diminuer les risques d’exposition aux Cygnes Noirs négatifs et à laisser l’antifragilité naturelle fonctionner d’elle-même.
La fragilité qui dérive de la dépendance au sentier est souvent négligée par les hommes d’affaires qui, entraînés qu’ils sont à penser en termes statistiques, sont enclins à croire que leur principale mission est de générer des profits, et que la survie et le contrôle des risques méritent éventuellement d’être envisagés : ils ne comprennent pas que la survie a logiquement la priorité sur le succès. Pour faire des profits et s’acheter une BMW, mieux vaut songer d’abord à survivre.
Autrement dit, si un objet est fragile, le risque qu’il casse est tel que tout ce que l’on fait pour l’améliorer ou le rendre « efficace » est sans conséquence, à moins que l’on ne réduise d’abord le risque en question. Comme l’a écrit Publilius Syrus, rien – ou presque – ne peut être fait à la fois dans l’urgence et avec prudence.
Car l’antifragilité est une combinaison d’agressivité et de paranoïa : éliminez vos inconvénients, protégez-vous contre les dommages extrêmes et laissez les avantages, les Cygnes Noirs positifs, se régler d’eux-mêmes. Nous avons vu l’asymétrie de Sénèque : on peut obtenir plus d’avantages que d’inconvénients simplement en réduisant les inconvénients extrêmes (préjudice émotionnel) plutôt qu’en améliorant des éléments au milieu.
Cela signifie aussi qu’il est bon de soumettre les gens à une certaine tension, mais sans excès, pour éviter qu’ils s’engourdissent. Mais ils ont en même temps besoin d’être protégés contre les grands dangers : ignorez les dangers mineurs et consacrez toute votre énergie à la protection contre les dangers conséquents. Et seulement ceux-là.
La moindre phrase écrite selon les critères de quelqu’un d’autre détruit, comme la prostitution, un élément équivalent au plus profond de vous-même. Alors que le modèle « sinécure avec écriture » est des plus rassurants ; il arrive juste après l’indépendance financière, et peut-être est-il même préférable à l’indépendance financière.
Un de mes amis s’est créé une position très solide en tant qu’éditeur de livres, ayant la réputation d’être particulièrement compétent. Puis, au bout d’une dizaine d’années, il a renoncé à cette profession pour se lancer dans une entreprise hypothétique et extrêmement risquée. Il s’agit bel et bien là d’une stratégie des haltères dans tous les sens du terme puisqu’il pouvait se replier sur sa profession précédente en cas d’échec, ou s’il ne parvenait pas à satisfaire ses attentes. C’est ce que Sénèque avait choisi de faire : il a d’abord eu une vie très active et aventureuse, suivie d’une retraite philosophique consacrée à l’écriture et à la méditation, plutôt qu’une combinaison « moyenne » des deux. Beaucoup d’hommes d’action devenus penseurs, comme Montaigne, ont appliqué une stratégie consécutive des haltères : pure action suivie de pure réflexion.
Ou alors, si j’ai du travail, il me semble préférable (et moins pénible) de travailler intensément pendant quelques heures, et de ne rien faire ensuite pendant le reste du temps (en assumant que ne rien faire consiste vraiment à ne rien faire), jusqu’à ce que j’aie entièrement récupéré et envie de recommencer, plutôt que d’être soumis à l’ennui des heures de bureau à la japonaise, interminables, à faible intensité et associées au manque de sommeil. Le plat principal et le dessert ne sont pas servis en même temps.
De fait, Georges Simenon, un des écrivains les plus féconds du XXe siècle, n’écrivait que soixante jours par an, et ne « faisait rien » pendant les trois cents autres jours de l’année. Et il a publié plus de deux cents romans.
Autres exemples. Faites des choses qui peuvent sembler dingues (cassez des meubles de temps à autre), comme les anciens Grecs au cours de la seconde phase d’un symposion, et soyez « raisonnable » quand il s’agit de prendre des décisions importantes. Ne lisez que des magazines Paris Match et des classiques de la littérature ou des œuvres raffinées, jamais d’ouvrages moyens, sans prétention intellectuelle. Ne parlez qu’à des étudiants, des chauffeurs de taxi, des jardiniers ou des érudits de la plus grande envergure ; jamais à des universitaires anglo-saxons médiocres-mais-soucieux-de-leur-carrière. Si quelqu’un vous déplaît, laissez-le tranquille ou débarrassez-vous de lui ; ne l’attaquez pas verbalement
L’une des propriétés de l’option est la suivante : peu lui importe le résultat moyen ; seuls comptent pour elle les résultats favorables (puisque les inconvénients n’ont aucune importance au-delà d’un certain point). Les auteurs, les artistes et même les philosophes sont beaucoup plus avantagés par un petit groupe de fanatiques qui les suivent que par un grand nombre de gens qui apprécient leur travail. Le nombre de personnes qui n’aiment pas votre travail ne compte pas : le contraire d’acheter votre livre n’existe pas, ni l’équivalent de perdre des buts dans un match de football, et cette absence même d’un domaine négatif pour les ventes de livre fournit à l’auteur une mesure d’optionalité.
Figure n° 6. Mécanisme d’une méthode d’essai-erreur de type optionnel (le modèle fail-fast), qu’on appelle aussi « bricolage convexe ». Erreurs à faible coût, avec des pertes maximales connues et un rendement potentiellement élevé (illimité). Et des Cygnes Noirs positifs comme caractéristique centrale : les bénéfices sont illimités (contrairement à un billet de loterie) ou plutôt sans limite connue ; mais les pertes dues aux erreurs sont limitées et connues.
Pour rendre ce concept plus concret, considérez cette définition d’une option : Option = asymétrie + rationalité La partie « rationalité » consiste à garder ce qui est bon et à éliminer ce qui est mauvais, en sachant s’accaparer les profits. Comme nous l’avons vu, la nature dispose d’un filtre pour garder le bon bébé et se débarrasser du mauvais. C’est là que se situe la différence entre l’antifragile et le fragile. Le fragile n’a pas d’option. Mais l’antifragile doit sélectionner ce qu’il y a de mieux – l’option la meilleure.
Résumons. Dans le chapitre 10, nous avons vu que les fondements de l’asymétrie se trouvaient dans la pensée de Sénèque : plus d’avantages que d’inconvénients, et réciproquement. Ce chapitre a affiné la question et présenté la manifestation d’une telle asymétrie sous la forme d’une option, par laquelle on peut saisir les avantages si on le souhaite, mais sans les inconvénients. L’option est l’arme de l’antifragilité. L’autre point essentiel de ce chapitre et du Livre IV est que l’option remplace le savoir – en réalité, je ne saisis pas tout à fait ce qu’est un savoir stérile, puisque le savoir est nécessairement vague et stérile. J’émets donc cette hypothèse audacieuse que quantité de choses qui nous semblent dériver du savoir-faire sont en grande partie le fruit d’options, mais d’options utilisées à bon escient, comme dans la situation de Thalès – et comme dans la nature – plutôt que de procédés que nous prétendons comprendre. La portée de cette hypothèse est considérable. Car si l’on pense que l’éducation est à l’origine de la richesse plutôt qu’une des conséquences de la richesse, ou que les initiatives et les découvertes intelligentes sont le produit d’idées intelligentes, on risque d’avoir une surprise.
Nous sommes orientés par de petits (ou grands) changements accidentels, plus accidentels que nous ne l’admettons. Nous faisons de beaux discours mais sommes presque dépourvus d’imagination, à l’exception de quelques visionnaires qui semblent reconnaître l’optionalité des choses. Nous avons besoin d’événements aléatoires pour nous en sortir, avec une double dose d’antifragilité. Car le hasard joue un rôle à deux niveaux : l’invention et la réalisation. Le premier point n’est guère étonnant, bien que nous minimisions le rôle de la chance, en particulier quand il s’agit de nos propres découvertes. Mais il m’a fallu une vie pour arriver à comprendre le second point : la réalisation ne procède pas nécessairement de l’invention. Elle exige, elle aussi, une part de chance et des circonstances particulières. L’histoire de la médecine est jalonnée d’épisodes étranges où la découverte d’un remède est suivie, beaucoup plus tard, de sa mise en application, comme s’il s’agissait de deux opérations entièrement distinctes, la seconde étant plus difficile, beaucoup plus difficile que la première. Le simple fait de vouloir commercialiser un produit vous oblige à lutter contre une horde de défaitistes, d’administrateurs, de « costumes vides », de formalistes et contre une kyrielle de détails destinés à vous noyer – quand ce n’est pas contre votre propre découragement. Autrement dit, il s’agit d’identifier l’option (et, encore une fois, c’est là précisément qu’on rencontre l’aveuglement face à l’option). En l’occurrence, l’important est d’avoir la sagesse de se rendre compte de ce qui est à votre disposition.
plus la découverte est simple et évidente, moins nous sommes équipés pour l’imaginer par des méthodes compliquées. Ce qui est significatif, et c’est là la clef, ne peut être révélé que par la pratique. Combien de ces heuristiques simples, si simples et si banales, nous regardent à l’instant et se moquent de nous ?
que la méthode d’essai-erreur ne devienne pas complètement aléatoire. Si l’on cherche le portefeuille que l’on a égaré dans la salle de séjour en suivant la méthode d’essai-erreur, on fait preuve de rationalité en ne cherchant pas deux fois au même endroit. Dans bien des recherches, chaque tentative, chaque échec fournit des renseignements supplémentaires, chacun plus précieux que le précédent – puisqu’on élimine ce qui ne marche pas, ou bien les endroits où le portefeuille ne se trouve pas. Chaque essai vous rapproche de quelque chose, en supposant un environnement dans lequel on sait exactement ce que l’on cherche. L’épreuve qui se conclut par un échec nous permet peu à peu de savoir où aller.
La méthode de Stemm est la suivante. Il commence par effectuer une analyse approfondie de la zone générale où pourrait se situer le navire. Ces informations sont reportées sur une carte quadrillée dont les carrés sont affectés de probabilités. On désigne alors un secteur de recherche, en tenant compte du fait qu’il faut être certain que l’épave ne se trouve pas dans un secteur spécifique avant de passer à un secteur dont la probabilité est plus faible. Ce procédé paraît aléatoire, mais il ne l’est pas. C’est comme si l’on cherchait un trésor dans son jardin : chaque recherche a une probabilité de plus en plus élevée de produire un résultat, mais seulement si l’on est certain que le secteur que l’on a déjà exploré ne recèle pas le trésor.
L’erreur du rationalisme naïf conduit à surestimer le rôle et la nécessité du second type de savoir, le savoir universitaire, dans les affaires humaines, tout en dévalorisant le premier type, incodifiable, plus complexe, intuitif ou fondé sur l’expérience. Jusqu’à preuve du contraire, le rôle que joue le savoir « explicable » dans la vie est si secondaire que ce n’est même pas amusant. Nous sommes très enclins à croire que les notions et le savoir-faire que nous avons en réalité acquis par une activité antifragile, ou qui nous sont venus naturellement (de notre instinct biologique congénital), sont le fruit de lectures, d’idées et de raisonnements. Cette croyance nous aveugle ; il y a peut-être même quelque chose dans nos cerveaux qui nous rend crédules en la matière. Voyons comment.
C’est ce que j’ai découvert par hasard (oui,
les gens cherchent des livres qui étayent leur projet intellectuel.
Mais, comme toujours, c’est au maître ès aphorismes Publilius Syrus qu’on doit la meilleure sentence : « La pauvreté force l’homme à tenter beaucoup de choses » (hominem experiri multa paupertas iubet).
C’est pourquoi, au lieu d’examiner les écrits d’un savant pour estimer s’il est crédible ou non, mieux vaut considérer ce que disent ses détracteurs : ils finissent toujours par découvrir ce qu’il y a de plus mauvais dans son argument.
entreprise dont les pertes sont limitées et les potentiels illimités (le contraire exact de l’activité bancaire),
En ce qui concerne la gestion de projet, Bent Flyvbjerg a présenté des preuves solides montrant qu’une augmentation de la taille des projets allait de pair avec de mauvais résultats et une augmentation croissante de la part que les frais de retard représentent dans le budget total.
Pourtant, en pratique, c’est le négatif qu’emploient les pros, ceux que l’évolution a sélectionnés : en général, les grands maîtres d’échecs gagnent en ne perdant pas ; les gens s’enrichissent en ne faisant pas faillite (surtout quand les autres font faillite) ; les religions parlent surtout d’interdits ; l’apprentissage de la vie consiste à savoir ce qu’il faut éviter.
Disons qu’en général, l’échec (et la réfutation) nous en apprennent plus que la réussite et la confirmation, ce qui explique pourquoi j’affirme que la connaissance négative est vraiment « plus robuste ».
Enfin, voyez ce que disait Steve Jobs de façon plus moderne : « Les gens pensent que se concentrer sur une chose, c’est dire ‘‘oui” à la chose sur laquelle on doit se concentrer. Mais ce n’est pas du tout ça : c’est dire ‘‘non” à la centaine d’autres bonnes idées qui se présentent. Il faut bien choisir. En fait, je suis aussi fier des choses que nous n’avons pas faites que de celles que nous avons faites. Innover, c’est dire ‘‘non” à un millier de choses. »
Pour l’érudit arabe et chef religieux Ali Ben Abi-Taleb (aucun rapport avec moi), garder ses distances avec un ignorant équivaut à se trouver en compagnie d’un sage.
Peu de gens se rendent compte que nous tendons vers une répartition encore plus inégale de 99/1 pour beaucoup de choses où elle était jusqu’à présent de 80/20 ; 99 % du trafic Internet est imputable à moins de 1 % des sites, 99 % des livres vendus sont l’œuvre de moins de 1 % des auteurs…
Comme l’a écrit Paul Valéry : Que de choses il faut ignorer pour agir
J’ai souvent suivi ce que j’appelle le rasoir de Bergson : « Un philosophe devrait être connu pour une seule et unique idée, pas plus. »
Ainsi, plus la vie d’une technologie est longue, plus on peut s’attendre à ce qu’elle le soit. Permettez-moi d’illustrer ce point (les gens ont du mal à le comprendre du premier coup). Mettons que la seule information dont je dispose concernant un homme soit qu’il est âgé de 40 ans, et que je veuille prédire combien de temps il vivra. Je peux regarder les tableaux actuariels et trouver son espérance de vie corrigée en fonction de son âge, une information à laquelle recourent les compagnies d’assurance. Le tableau prédira qu’il lui reste encore 44 ans à vivre. L’année prochaine, quand il aura 41 ans (on peut appliquer ce raisonnement à toute autre personne actuellement âgée de 41 ans, cela revient au même), il lui restera un peu plus de 43 ans à vivre. Ainsi, chaque année qui passe diminue son espérance de vie d’environ un an (un peu moins, en fait, de sorte que si cette espérance de vie est de 80 ans à sa naissance, elle ne sera pas de zéro quand il aura 80 ans, mais de dix ans de plus environ)4. L’inverse vaut pour les choses non périssables. Je simplifie ici les chiffres dans un souci de clarté. Si un livre est encore publié quarante ans après, je peux m’attendre à ce qu’il le soit quarante ans de plus. Cependant, et c’est là que réside la différence essentielle, s’il survit une décennie de plus, l’on s’attendra alors à ce qu’il soit publié pendant encore cinquante ans. Cette constatation simple, que l’on peut ériger en règle, explique pourquoi des choses qui existent depuis longtemps ne « vieillissent » pas à l’instar des personnes, mais « vieillissent » à rebours. Chaque année qui s’écoule sans qu’elles disparaissent multiplie par deux leur espérance de vie supplémentaire5. C’est un indice d’une certaine robustesse. La robustesse d’une chose est proportionnelle à sa vie !
Les jeunes sont à l’origine de bien des progrès parce qu’ils sont relativement libres par rapport au système et qu’ils ont le courage de passer à l’action – qualités que les plus âgés perdent à mesure qu’ils se font piéger par la vie.
l’architecture française a été créée en grande partie en réaction à l’impôt sur les fenêtres et les portes instauré après la Révolution, ce qui explique que tant de bâtiments comportent si peu de fenêtres.
C’est donc l’effet Lindy qui me guide dans le choix de mes lectures : les ouvrages qui sont là depuis dix ans le seront encore dans dix ans ; les ouvrages qui sont là depuis deux mille ans devraient encore être là pour un bon bout de temps, et ainsi de suite.
La conversation d’un professeur de lycée ou même celle d’un petit prof de collège aura sans doute plus d’intérêt que la toute dernière publication académique, car elle sera moins entachée de néomanie. Mes discussions philosophiques les plus intéressantes, je les ai eues avec des Français professeurs de lycée qui adoraient leur matière mais n’étaient pas intéressés à faire carrière en écrivant des articles sur le sujet. Quelle que soit la discipline, ce sont les amateurs les meilleurs, à condition d’être sur la même longueur d’onde qu’eux. Contrairement aux dilettantes, les professionnels sont à la connaissance ce que les prostituées sont à l’amour. On peut bien sûr avoir la chance de tomber ici ou là sur une pépite, mais en général, la conversation des universitaires ressemble, au mieux, à celle d’un plombier, et au pire à celle d’une concierge répandant le pire genre de ragots, ceux qui concernent des gens sans aucun intérêt (d’autres universitaires, en l’occurrence) – des choses sans importance. Certes, la conversation de scientifiques de haut niveau peut parfois être captivante quand on a affaire à des gens qui accumulent les connaissances et parcourent leur sujet sans effort, toutes les composantes de ce dernier s’agrégeant alors telles les pièces d’un puzzle. Mais à l’heure actuelle, ce genre de personne est simplement trop rare sur cette planète.
Je clos ce passage par l’anecdote suivante. L’un de mes étudiants (qui, parmi toutes les disciplines à sa disposition, avait choisi de se spécialiser en économie), me demanda de lui donner une règle de lecture. « Lisez aussi peu que possible de livres datant des vingt dernières années, sauf les livres d’histoire qui ne traitent pas des cinquante dernières années, » lâchai-je avec agacement, car je déteste les questions telles que « Quel est le meilleur livre que vous ayez jamais lu ? », ou « Quels sont, selon vous, les dix meilleurs livres ? » – mes « dix meilleurs livres » changent à la fin de chaque été. En outre, je n’ai cessé de faire une publicité considérable au dernier livre de Daniel Kahneman, parce qu’il consiste en grande partie à présenter ses recherches datant d’il y a trente-cinq ou quarante ans, mais décantées et modernisées. Mes recommandations paraissaient impossibles à mettre en application, mais au bout d’un certain temps, l’étudiant en question acquit une culture des textes fondamentaux tels que ceux d’Adam Smith, Karl Marx et Hayek – textes que, selon lui, il citera encore à quatre-vingts ans. Il me dit qu’après s’être désintoxiqué, il s’était rendu compte que tous ses pairs ne lisaient que des choses actuelles qui devenaient instantanément obsolètes.
Quelle ne fut donc pas leur surprise quand, à l’issue de deux heures de promenade (lente), je rédigeai une série de prévisions d’un seul trait et les leur envoyai.