21_Leçons_pour_le_XXIème_siècle_(Yuval_Noah_Harari)

En produisant un flux incessant de crises, une oligarchie corrompue peut prolonger sa domination indéfiniment

Il y a eu divers incidents similaires : des gens s’enfonçant dans un lac, ou tombant d’un pont démoli, apparemment en suivant les instructions du GPS (13). La capacité de s’orienter est pareille à un muscle : qui ne s’en sert pas la perd (14). De même en va-t-il pour la capacité de choisir un conjoint ou une profession.

L’une des expériences les plus cruelles de l’histoire des sciences sociales a été conduite en décembre 1970 sur un groupe d’étudiants du Princeton Theological Seminary destinés à devenir pasteurs de l’Église presbytérienne. On invita chacun d’eux à se dépêcher de rejoindre une lointaine salle de cours pour y parler de la parabole du Bon Samaritain, l’histoire d’un Juif se rendant de Jérusalem à Jéricho, détroussé et frappé par des brigands qui le laissèrent pour mort au bord de la route. Un prêtre et un Lévite passant à proximité firent mine de ne rien voir. À l’opposé, un Samaritain – membre d’une secte que méprisaient les Juifs – s’arrêta en l’apercevant, prit soin de lui et lui sauva la vie. La morale de la parabole est qu’il faut juger des mérites des gens à leur comportement réel plutôt qu’à leur affiliation religieuse et à leurs vues philosophiques.

L’une des expériences les plus cruelles de l’histoire des sciences sociales a été conduite en décembre 1970 sur un groupe d’étudiants du Princeton Theological Seminary destinés à devenir pasteurs de l’Église presbytérienne. On invita chacun d’eux à se dépêcher de rejoindre une lointaine salle de cours pour y parler de la parabole du Bon Samaritain, l’histoire d’un Juif se rendant de Jérusalem à Jéricho, détroussé et frappé par des brigands qui le laissèrent pour mort au bord de la route. Un prêtre et un Lévite passant à proximité firent mine de ne rien voir. À l’opposé, un Samaritain – membre d’une secte que méprisaient les Juifs – s’arrêta en l’apercevant, prit soin de lui et lui sauva la vie. La morale de la parabole est qu’il faut juger des mérites des gens à leur comportement réel plutôt qu’à leur affiliation religieuse et à leurs vues philosophiques. Les jeunes séminaristes impatients se précipitèrent vers la salle indiquée tout en songeant à la meilleure façon d’expliquer la morale de cette parabole du Bon Samaritain. Mais les auteurs de l’expérience avaient placé sur leur chemin une personne dépenaillée et affalée dans l’embrasure d’une porte, tête penchée, yeux clos. Chaque fois qu’un séminariste, ne se doutant de rien, passait au pas de course, la « victime » toussait et gémissait pitoyablement. La plupart des séminaristes ne prirent même pas la peine de s’arrêter pour demander à l’homme ce qui n’allait pas, encore moins lui offrir une aide. Le stress émotionnel créé par la nécessité de rejoindre au plus vite la salle de cours primait sur l’obligation morale d’aider un inconnu en détresse (18). Les émotions humaines prévalent sur les théories philosophiques dans d’innombrables autres situations. Ce qui fait de l’histoire éthique et philosophique du monde un récit assez déprimant d’idéaux merveilleux et de comportements loin d’être idéaux. Combien de chrétiens tendent réellement l’autre joue ? Combien de bouddhistes s’élèvent réellement au-dessus d’obsessions égoïstes ? Combien de juifs aiment réellement leurs prochains comme eux-mêmes ? C’est ainsi que la sélection naturelle a façonné Homo sapiens. Comme tous les mammifères, Homo sapiens se sert des émotions pour prendre rapidement des décisions de vie et de mort. Nous avons hérité notre colère, notre peur et notre désir de millions d’ancêtres, qui tous passèrent les tests les plus rigoureux de contrôle de la qualité propres à la sélection naturelle.

Beaucoup de religions louent la valeur de l’humilité, mais imaginent qu’il n’y a rien de plus important qu’elles dans l’univers. Elles mêlent les appels à la modestie personnelle à une arrogance collective éhontée.

En vérité, les humains ont toujours vécu à l’âge de la post-vérité. Homo sapiens est une espèce post-vérité, dont le pouvoir suppose que l’on crée des fictions et qu’on y croie. Dès l’âge de pierre, des mythes qui se renforcent d’eux-mêmes ont servi à unir les collectivités humaines. En vérité, Homo sapiens a surtout conquis cette planète grâce à la faculté humaine unique de créer et de propager des fictions. Nous sommes les seuls mammifères capables de coopérer avec de nombreux inconnus parce que nous seuls pouvons inventer des fictions, les diffuser autour de nous et convaincre des millions d’autres d’y croire. Tant que tout le monde croit aux mêmes fictions, nous obéissons tous aux mêmes lois et pouvons donc coopérer efficacement. Si vous reprochez à Facebook, Trump ou Poutine d’inaugurer une nouvelle ère effrayante de la post-vérité, rappelez-vous qu’il y a des siècles de cela, des millions de chrétiens se sont enfermés dans une bulle mythologique qui a tendance à se renforcer d’elle-même, sans jamais oser contester la véracité factuelle de la Bible, tandis que des millions de musulmans ont accordé une foi aveugle au Coran. Des millénaires durant, ce qui passait pour des « nouvelles » et des « faits » dans les réseaux sociaux humains étaient des histoires de miracles, d’anges, de démons et de sorcières, avec des journalistes audacieux qui faisaient des reportages en direct du fin fond des enfers. Nous n’avons aucune preuve scientifique qu’Ève ait été tentée par le Serpent, que les âmes des infidèles brûlent en enfer après la mort, ou qu’il déplaise au Créateur qu’un brahmane épouse une intouchable : des millénaires durant, des milliards de gens ont pourtant cru à ces histoires. Certaines fake news ne meurent jamais. J’ai bien conscience d’en choquer plus d’un en assimilant la religion aux fake news, mais il s’agit exactement de cela. Quand un millier de gens croient une histoire inventée un mois durant, ce sont des fake news. Quand un milliard de gens y croient un millénaire, c’est une religion, et on nous somme de ne pas parler de fake news pour ne pas froisser les fidèles (ou encourir leur courroux). Observez cependant que je ne nie pas l’efficacité ni la bienfaisance potentielles de la religion. Au contraire. Pour le meilleur ou pour le pire, la fiction compte parmi les instruments les plus efficaces de la boîte à outils de l’humanité. En rassemblant, les credo rendent possible la coopération humaine sur une grande échelle. Ils poussent les gens à construire des hôpitaux, des écoles et des ponts en plus des armées et des prisons. Adam et Ève n’ont jamais existé, mais la cathédrale de Chartres reste belle. La Bible tient largement de la fiction, mais elle peut encore procurer de la joie à des milliards de gens et encourager les humains à la compassion, au courage et à la créativité – à l’instar d’autres grandes œuvres de fiction comme Don Quichotte, Guerre et Paix et Harry Potter.

Joseph Goebbels, le grand maître de la propagande nazie et peut-être le sorcier des médias le plus accompli des Temps modernes, aurait succinctement exposé sa méthode en ces termes : « Un mensonge raconté une fois reste un mensonge ; débité un millier de fois, il devient la vérité (8). » Dans Mein Kampf, Hitler en fait un principe fondamental : « Toute propagande efficace doit se limiter à des points forts peu nombreux et les faire valoir à coups de formules stéréotypées aussi longtemps qu’il le faudra (9). » Un colporteur actuel de fake news dirait-il mieux ?

Cela induira probablement des niveaux de stress considérables. Car le changement est presque toujours stressant. Passé un certain âge, la plupart des gens n’aiment pas changer. À quinze ans, votre vie entière est changement. Le corps grandit, l’esprit se développe, les relations s’approfondissent. Tout est en mouvement, tout est nouveau. Vous êtes occupé à vous inventer. La plupart des ados s’en effraient, mais c’est aussi excitant. De nouveaux horizons s’ouvrent à vous, vous avez tout un monde à conquérir. À cinquante ans, vous n’avez pas envie de changement ; la plupart ont alors renoncé à conquérir le monde. J’ai déjà été là, j’ai déjà fait ça, acheté ce T-shirt. Vous préférez de beaucoup la stabilité. Vous avez tellement investi dans vos compétences, votre carrière, votre identité et votre vision du monde que vous n’avez aucune envie de tout recommencer. Plus vous avez travaillé dur pour construire quelque chose, plus il vous est difficile de le lâcher pour faire place à du nouveau. Vous pourriez encore apprécier les expériences nouvelles et les petits ajustements, mais à la cinquantaine la plupart des gens ne sont pas prêts à chambouler les structures profondes de leur identité et de leur personnalité.

La technologie n’est pas mauvaise en soi. Si vous savez ce que vous voulez dans la vie, elle peut vous aider à l’obtenir. Si vous ne le savez pas, ce sera un jeu d’enfant pour elle de façonner vos objectifs à votre place et de prendre le contrôle de votre existence.

De tous les rituels, le plus puissant est le sacrifice, parce que la souffrance est ce qu’il y a au monde de plus réel. On ne peut jamais l’ignorer ni en douter. Si vous voulez que les gens croient réellement à une fiction, incitez-les à consentir un sacrifice en son nom. Dès lors que vous souffrez pour un récit, cela suffit habituellement à vous convaincre de sa réalité. Si vous jeûnez parce que Dieu vous l’a ordonné, la sensation tangible de la faim rend Dieu plus présent que n’importe quelle statue ou icône. Si vous perdez les jambes dans une guerre patriotique, vos moignons et votre fauteuil roulant rendent la nation plus réelle que n’importe quel poème ou hymne. À un niveau plus prosaïque, en préférant acheter des pâtes locales médiocres plutôt que des pâtes de premier choix importées d’Italie, votre petit sacrifice quotidien peut rendre la nation plus réelle jusque dans l’enceinte du supermarché.

Cela vaut aussi dans le monde du commerce. Si vous achetez une Fiat d’occasion à 2 000 dollars, il y a de fortes chances que vous vous en plaigniez à qui voudra bien vous entendre. Si vous achetez une Ferrari neuve à 200 000 dollars, vous chanterez partout ses louanges : non que ce soit une bonne voiture, mais parce que vous l’avez payée si cher que vous devez croire que c’est la merveille des merveilles.

Nous espérons trouver du sens en nous insérant dans un récit tout fait sur l’univers. Selon l’interprétation libérale du monde, cependant, la vérité est exactement à l’opposé. L’univers ne me donne aucun sens. C’est moi qui donne sens à l’univers. Telle est ma vocation cosmique.

À l’ère de Facebook et Instagram, on peut observer plus clairement que jamais comment se fabrique un mythe, parce que ce processus a été en partie externalisé de l’esprit vers l’ordinateur. Il est à la fois fascinant et terrifiant de regarder les gens passer des heures et des heures à se construire un moi parfait en ligne et à l’embellir au point de s’attacher à leur création et à la prendre à tort pour la vérité sur eux-mêmes (21). C’est ainsi que des vacances en famille pleines d’embouteillages, de chamailleries et de silences tendus deviennent une suite de beaux panoramas, de dîners parfaits et de visages souriants ; 99 % de ce que nous vivons n’entre jamais dans l’histoire du moi.

Depuis ce premier cours, en 2000, je me suis mis à méditer deux heures par jour ; chaque année, j’effectue une longue retraite de méditation d’un mois ou deux. Loin de fuir la réalité, elle me met en contact avec elle. Au moins deux heures par jour, j’observe en fait la réalité telle qu’elle est ; les autres vingt-deux heures, je suis submergé de mails, de tweets et de vidéos de chiots. Sans la concentration et la clarté que m’assure cette pratique, je n’aurais pu écrire Sapiens ou Homo deus. Chez moi, tout au moins, la méditation n’est jamais entrée en conflit avec la recherche scientifique. Elle a été plutôt un précieux instrument de plus dans ma boîte à outils, surtout pour essayer de comprendre l’esprit humain.